Très peu d’observateurs de la révolution tunisienne se sont intéressés au sens de ce slogan fréquemment scandé par les foules. ll est pourtant directement issu des milieux islamistes. Leur influence en Tunisie aussi, est de plus en plus grande.
3 janvier 2007, Soliman, à quarante kilomètres de Tunis. L’armée et la police tunisienne mettent un terme à la folle équipée d’un groupe autoproclamé « Armée d’Assad Ibn Fourat ». Les communiqués officiels parlent de 16 morts dont un soldat et un policier, plusieurs dizaines de personnes arrêtées. Leur chef, Lassad Sassi, a été formé par le « Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat » dans les maquis algériens. Pendant l’été 2006, il a réussi à rassembler une cinquantaine de jeunes salafistes dans le massif tunisien d’Aïn Tbornog pour les entrainer au combat. Leur objectif : une série d’attentats à la fin de l’année contre les ambassades britannique et américaine, des centres commerciaux et des hôtels à Tunis et à Sousse.
Une erreur fait avorter leur projet. Près de Borj Cédria, au sud de Tunis, la course-poursuite déclenchée par un banal contrôle routier dégénère en fusillade le 23 décembre 2006. Deux fuyards sont tués, deux autres arrêtés et deux policiers blessés. Des explosifs, des fusils mitrailleurs et des lance-roquettes sont saisis. Dès lors, l’organisation n’est plus secrète, la police est sur ses traces. Des montagnes qui surplombent Soliman jusqu’à Tunis et Sousse, la traque dure dix jours durant lesquels les tunisiens découvrent l’impensable : la présence d’un terrorisme islamiste sur leur sol.
Le choc de l’Islamisme
Début 2008, trente membres ou soutiens du groupe comparaissent devant un tribunal de Tunis. La plupart sont tunisiens. Les peines seront lourdes mais c’est surtout le profil de quelques « terroristes » qui étonne le public. Ce pourrait-être leurs enfants. Le cas de Rabia Bacha, 22 ans, marque les esprits : Issu de la classe moyenne, diplômé, étudiant à l’Institut Supérieur de Sidi Bouzid. Il est tué alors qu’il rentrait se réfugier… chez ses parents ! Coïncidence, la « Révolution de jasmin » est née le 7 décembre dernier, du même désespoir d’un jeune diplômé de Sidi Bouzid, petite ville agricole de 40 000 habitants. L’un s’était engagé dans le djihad, l’autre s’est immolé.
Les occidentaux croyaient en une Tunisie laïque et voyaient Benali comme un rempart contre l’Islamisme. Ce n’était qu’un écran de fumée. Au delà de quelques arrestations spectaculaires, Benali se servait de l’Islam et devait régulièrement lui donner des gages : c’est lui qui a rétabli l’appel à la prière sur la télévision nationale, lui qui a autorisé l’université islamique Zitouna. Il a mis en scène son pélerinage à la Mecque ou sa présence à la mosquée. Il a enfin propulsé son gendre, Sakher El Materi, sur le devant de la scène politique. Materi, c’était la radio islamique Zitouna FM et la banque islamique Zitouna. C’était aussi, avec son président de beau-père, le projet d’un gouvernement beaucoup plus proche des convictions islamistes conduit par Materi. Comment s’étonner alors que ces dernières années, comme dans plusieurs autres pays qualifiés à tort de « laïque », l’islamisme soit devenu « tendance » en Tunisie. Les jupes se sont rallongées, le hijab est revenu en force, les émissions religieuses n’ont jamais enregistré de telles audiences. L’enseignement islamique serait souhaité par un nombre croissant de jeunes et selon un sondage professionnel, 40 % des avocats tunisiens se disent, en 2010, proches de la mouvance islamiste.
Par ses évolutions récentes comme par son intransigeance passée, Benali, qui avait la réputation de pourfendre l’islamisme a largement contribué à rendre séduisantes les idées islamiques. Elles sont en effet apparues comme un pôle de la contestation du régime corrompu. La dictature transformant l’islam, aux yeux d’un certain nombre de jeunes, en un refuge de l’honnêteté et de la vertu. Les mères militantes de la laïcité et leurs filles portant le hidjab ont donc défilé côte à côte ces derniers jours..
L’inquiétude des femmes.
Emna Soula, vice présidente de l’association des femmes méditerranéennes et ancienne présidente de l’association des journalistes tunisiens, le clame haut et fort : « Les plus modérés des islamises ont un discours démocratique et séduisant. Mais on sait bien qu’ils peuvent être contaminés par les plus radicaux. Le meilleur exemple, c’est l’Irak. L’Irak a toujours été un pays laïc, mais c’est Al-Qaida qui opère maintenant. »
En France, Fadela Amara, qui dispose de nombreux contacts en Tunisie, reprend ce discours sur Europe
1 : « Rien n’est gagné » selon l’ex-secrétaire d’Etat à la Ville, « ma grande peur, c’est que les groupuscules islamistes confisquent cette révolution qui doit amener la Tunisie à un Etat de droit et de démocratie. Ce qui va être remis en cause, c’est d’abord la laïcité (…) La tentation obscurantiste existe. Attention à l’islamisation et à l’instrumentalisation politique des discours. »
Le code du statut personnel, mis en place en 1956 par Habib Bourguiba interdit la polygamie, interdit le devoir d’obéissance de l’épouse envers son mari et prévoit le versement d’une pension à la femme en cas de divorce. Les femmes tunisiennes sont aussi éduquées, elles représentent plus de la moitié des diplômés de l’enseignement supérieur. Ce n’est donc pas un hasard si elles sont les premières à se mobiliser : les femmes savent que ces droits tunisiens, jugés exorbitants, sont dans le collimateur des islamistes.
Le retour d’Ennadha.
Ce sont les femmes qui ont dénoncé la présence de Sadak Chourou, en tête des cortèges de Tunis, mardi 18 janvier, sur l’Avenue Bourguiba. Ce cadre du mouvement Islamiste « Ennadha » et nombre de militants ont harangué les foules, réclamant la dissolution du RCD. Ils préparent le retour de Rached Ghannouchi qui vit en exil à Londres depuis 1988. Celui-ci se dit prêt à participer à un gouvernement d’Union Nationale et souhaite pouvoir aligner des candidats aux prochaines élections locales. Pour Mouhieddine Cherbib, défenseur des droits de l’homme en Tunisie, « ce sont des islamistes type AKP (le parti du Premier ministre turc Erdogan). Certains les voient comme des modérés, d’autres comme le loup islamiste qui rode… En tant que militant laïque, j’ai des craintes.
» Les islamistes tunisiens ont d’abord besoin de reconstituer leurs réseaux, laminés par des années d’interdiction. Ils font profil bas pour l’instant et ne se déclarent pas intéressé par l’élection présidentielle. Les municipales et les législatives leurs paraissent plus accessibles. Sami Dilou, l’un de ces avocats proches de la mouvance islamiste et membre d’Ennahda, ne cache pas ses objectifs : « Nous devons rassurer. Gouverner n’est pas notre priorité (…) Nous serons représentés mais il n’y aura pas de ras de marée islamiste, cela ne serait pas souhaitable. » Une déclaration qui inquiète e journaliste indépendant et universitaire tunisien Larbi Chaouikha : « Du moment qu’on a décrété la démocratie, rien n’empêche leur existence en tant que parti politique reconnu…Mais en tant que militant laïque, j’ai des craintes. »
Rached Ghannouchi bénéficie de soutiens de poids, notamment financiers et médiatiques, à l’étranger. Il est proche des dirigeants de la télévision Al Hiwar qui, depuis Londres, émet sur trois satellites et sur le web. Son mouvement pourrait enfin réactiver la publication de journaux islamistes en Tunisie sur le modèle « Al Fajr », un hebdomadaire interdit depuis 1991. Rien ne se fait dans l’urgence, mais des stratégies de conquêtes sont à l’étude. Il importe surtout de ne pas trop inquiéter les démocrates tunisiens.
Professeur de Sciences Politiques à l’université de Tunis, Hamadi Redissi affirme dans le journal « La Croix » du 23 janvier « On ne peut pas défendre une démocratie discriminatoire. Il faudra bien composer avec un parti de sensibilité de type islamique ». Mais en privé, ce militant de la laïcité, auteur de plusieurs ouvrages sur l’islam et la modernité est plus inquiet. Comme lui, bien des intellectuels tunisiens redoutent que le jeu de la démocratie finisse par porter les islamistes au pouvoir.